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Gaston Kelman : «Je refuse qu’on fasse croire à la France qu’elle dirige l’Afrique»

Gaston Kelman

En séjour au Cameroun, le célébré écrivain s’est confié au Messager notamment sur sa vision de la Françafrique, l’engagement des intellectuels africains sur la question. Mais aussi les rapports de la France avec ses anciennes colonies, dans la perspective du Sommet de Montpellier prévu du 9 au 10 juillet prochain.


Gaston Kelman
Gaston Kelman – DR

Comment se passe votre séjour au Cameroun ?

Mon séjour au Cameroun c’est toujours le même bonheur immuable. Les amis, la famille, les rencontres fortuites ou organisées, un peu de rendez- vous médias, le bonheur de débattre avec les jeunes qui sont mon seul vrai centre d’intérêt, beaucoup de bonne bouffe, comme à Paris, un peu de tourisme vert. Je ne m’ennuie jamais. Globalement, les gens m’aiment bien, même quand mes idées les perturbent, parce qu’ils sentent que je suis proche d’eux.

Vous débarquez au bercail au moment où la pandémie Coronavirus continue de sévir. Comment vivez- vous cette crise sanitaire qui a enrhumé le monde entier ?

Sur la pandémie, je partage les mêmes inquiétudes que tout le monde, les mêmes angoisses, le même malaise des choses que l’on nous cacherait, des non-dits… Mais je suis très fier de la gestion de cette pandémie par l’Afrique et au sommet de tous, le Cameroun. Quelle générosité, quelle ingéniosité, quel courage, quel optimisme ! Il n’y a pas de psychose. Tout le monde s’est mis en branle, les tradipraticiens, les traitements bingo, les ngul be mama, les ngul be tara, le clergé, les professionnels de la santé… Cet optimisme et cette positivité payent. Je me suis amusé à dire que pour une fois que l’on n’aide pas l’Afrique, elle s’en tire mieux que tout le monde, pour des rai- sons que j’ignore. Je voudrais rendre un vibrant hommage à un frère qui avait une estime pour moi au-delà de ce que j’imaginais. Il s’agit de Monsieur Samuel Baniñi, un dirigeant légendaire du port de Douala pour qui ma généra- tion avait une grande admiration. Il a été emporté par cette pandémie. Je pense à ses enfants mes neveux, et à son épouse ma cousine.

La chronique littéraire ces derniers jours est marquée par cette espèce de passe d’armes qui vous oppose à votre compatriote et non moins brillant intellectuel, Achille Mbembe quant à la redéfinition de la relation entre la France et l’Afrique dans la perspective du Sommet de Montpellier du 9 au 10 juillet. C’est quoi concrètement le problème ?

Parler de passe d’armes et d’opposition est une approche de journaliste. Monsieur Mbembé a pris des positions qui ont suscité en moi une réflexion.

Vous faites référence à ma tribune parue dans le journal en ligne de Jeune Afrique. J’en profite pour rendre hommage au grand professionnel Béchir Ben Yahmed qui vient de nous quitter. Je crois avoir fait une analyse objective, sans invective, sans accusation. Je ne renie même pas à Monsieur Mbembé le droit d’aller où il veut, de rencontrer qui il veut, de croire qu’il a raison, de croire qu’il est infaillible, même de se tromper. J’ai juste ressenti la nécessité d’expliquer, comme je l’ai dit, les rai- sons pour lesquelles un intellectuel africain pouvait penser que l’Afrique toute entière avait besoin du tutorat de la France pour tracer son chemin. On le sait, le développement d’un peuple est comparable à celui d’un corps humain. Il lui faut la maturité nécessaire pour aborder les étapes de la vie. Soixante ans après les indépendances, l’Afrique peut être fière de son parcours, dans le contexte historique qui est le sien. Ce n’est pas le lieu ici, mais je peux dire que toute comparaison avec les nations asiatiques ou sud-américaines est impropre. Le contexte n’est pas le même.

Nous le savons, le prédateur n’a pas vocation à relever sa proie. J’apporte cet éclairage car c’est le travail de l’intellectuel. Je dis, ne faites pas croire à la France qu’elle dirige l’Afrique. Je dis la Françafrique intellectuelle de Monsieur Mbembé n’est pas plus vertueuse que celle de ceux qu’il qualifie de satrapes et qu’il vitupère au-delà de la décence, je pourrais dire. Je dis avec Césaire, « on avait fourré dans sa pauvre cervelle qu’une fatalité pesait sur lui ; qu’il n’avait pas puissance sur son propre destin ». Je dis c’est faux. Je dis c’est juste une situation conjoncturelle postcoloniale, que ce n’est pas à l’Africain d’en faire la promotion, mais plutôt d’aider le peuple à en sortir. Je dis que rencontrer Macron c’est penser qu’il a la mainmise sur notre destin. J’aimerais que les historiens et tous ceux qui peuvent le faire, m’éclairent. Dans quel espace réel ou mythologique un ancien dominant a-t-il aidé ses anciens dominés à se relever ? Je pense qu’un enfant de première année de psychologie sait que le fonctionnement du prédateur n’est pas de guider sa proie.

A vous lire, on a l’impression que vous faites le procès de l’intellectuel africain que vous accusez d’avoir cru au messianisme de la France sur le destin de l’Afrique. Qu’est-ce qui peut justifier un tel postulat ?

Le fait est que l’intellectuel dont il est question croit au messianisme de la France sur le destin de l’Afrique. Ce n’est pas une accusation. C’est un constat. La France doit par-ci… La France doit par-là… Je suis un intellectuel, et je pense que mes pires détracteurs ne peuvent pas me le contester. Faire le procès de l’intellectuel, ce serait faire mon propre procès. Je ne fais pas de procès. Mais je suis un homme qui essaie toujours de comprendre les concepts et les comportements. Voici les explications que je propose. Est-ce que depuis De Gaulle et Sekou Touré, la France n’a pas toujours tenu nos politiques par la terreur ? Est- ce que nous ne sommes pas dans une logique de flatterie de l’intellectuel depuis les grands prix littéraires d’Afrique noire jusqu’à le tout neuf apogée de la Françafrique intellectuel- le ? Est-ce qu’il y a pire contempteur des dirigeants africains que l’intellectuel africain qui préfère aller conseiller Macron pour gérer ces « satrapes » ? Est-ce que je n’ai pas le droit de m’interroger sur le degré d’aliénation de l’intellectuel africain quand il pense que le France doit résoudre les problèmes de l’Afrique ; quand il semble ignorer que s’il y a des satrapes et des aliénés intellectuels « la voix de son maître » c’est parce que l’école est mauvaise et donc la pensée mauvaise et que c’est lui qui devrait en créer de bonnes ? Est-ce que je n’ai pas le droit – que dis-je, le devoir – de m’interroger si l’intellectuel a lu cette recommandation magistrale de Frantz Fanon qui dit que « chaque génération doit dans une relative opacité, trouver sa mission, l’accomplir ou la trahir ». Est-ce que je n’ai pas le droit – que dis-je, le devoir – de me demander si l’intellectuel de ma génération n’est pas en tain de trahir sa mission ?

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Le fait pour un éminent intellectuel de la taille de Mbembe d’ « accepter de travailler avec Emmanuel Macron », est-il un sacrilège ?

Je ne suis pas un juge, encore moins un moralisateur. Chacun fait ce qu’il veut. J’ai fait des choix dans ma vie qui n’ont pas plu à tout le monde. Tout le monde les connaît. J’assume, Mbembe assume. Ce que je fais, c’est de proposer une explication que je pense bonne, et dont j’attends que l’on me démontre qu’elle ne l’est pas, pour expliquer ce qui pousse un intellectuel africain à accepter de travailler avec Macron à la création d’une françafrique intellectuelle sur les décombres de la françafrique politique tant vitupérée, tant vilipendée.

Comment percevez-vous la redéfinition des fondamentaux de la relation entre l’Afrique et la France ?

C’est très important que vous repreniez cette terminologie. Voyons donc ce que Monsieur Mbembe en dit dans une interview avec le journal français Le Point. Les fondamentaux, « ce sont les valeurs, finalement. Sans elles, l’Afrique et la France n’ont rien à partager, ni rien à faire ensemble au service de l’avenir. Faire des affaires, comme nous les ferions avec les Chinois, les Turcs, les Russes et d’autres, n’est pas un idéal. Je parle des valeurs, c’est-à-dire des idées, des choses impérissables comme la protection de la vie, le souci de la liberté, la démocratie, les droits humains fonda- mentaux. En l’absence de ces valeurs, il n’y a pas de lien digne de ce nom à réparer ». Si l’Afrique ignore comme semble le dire implicitement Monsieur Mbembé, les valeurs de la société et doit aller les apprendre chez le Français, je ne sais pas si nous sommes si loin de cette conception qui voudrait que l’Afrique ne soit pas entrée dans l’histoire ! Nous noterons au passage que la France est un énorme partenaire des pays que Monsieur Mbembe cite et n’exige pas d’eux les fondamentaux qu’elle doit enseigner à l’Afrique. Je suis surpris qu’il traite ces pays de cette façon et je voudrais rappeler aux lecteurs que ce n’est ni lui ni la France qui décide du modèle de « valeurs » à adopter par la Chine. Je voudrais rap- peler qu’une étude de Pew, un très grand cabinet américain en la matière, a fait une étude qui démontrait il y a quelques années du temps d’Obama, que 85% des Chinois étaient contents et très contents de leur régime sans valeurs, modèle Monsieur Mbembé, contre seulement – on pourrait dire – 31% d’Américains du leur. Et c’était du temps d’Obama, pas de Trump ! Je voudrais dire que quand on entend les arguments de Monsieur Mbembe, on comprend à quel point il y a accord de pensée entre lui et – j’ai failli dire les maîtres – la France. Si vous n’êtes pas démocratiques, si vous ne faites pas ceci-cela, je vais me fâcher. Attendre que la France enseigne les valeurs à l’Afrique, j’en suis un peu triste.

J’aime la France et c’est mon pays. J’ai beaucoup, beaucoup fait pour lui. J’ai écrit un livre où je développe l’idée selon laquelle la France n’est pas raciste, même si ses élites sont schizophrènes. Très peu de gens oseront une telle « iconoclastie ». Mais j’ai avancé des arguments. Je suis profondément fanonien. Dans son livre culte Peau noire masques blancs, Fanon dit tout son amour pour la France dont il partage la culture, l’histoire ; qu’il a défendue pendant la guerre. Il avait à peine dix-huit ans quand il s’est enfui pour rejoindre la ligne de front en Europe, en passant par les Antilles anglaises parce que la Martinique était pétainiste. Pourtant quand cette France qu’il est allé libérer s’est acharnée à asservir l’Algérie, c’était insupportable pour le grand homme des libertés. Je ne saurais donc permettre à la France de penser que d’un côté elle, de l’autre l’Afrique. Comme intellectuel, je dois l’éclairer. Je ne saurais l’aider à penser que l’Afrique attend d’elle des leçons sur les valeurs. Entendons-nous bien. Une nation vit avec son espace et aucune autre ne peut venir construire son développement. Même quand elle n’aurait pas de valeurs, la France ne pourrait les lui inoculer. Les nations africaines ne peuvent s’en sortir que d’elles-mêmes. Mais Mbembé l’a écrit sur tous les murs, la France doit financer l’état de droit et la démocratie en Afrique. Ce n’est pas mon point de vue. Je ne cautionnerai pas le mythe de la mission civilisatrice. Car c’est bien de cela qu’il s’agit.

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En quoi la nouvelle relation entre la France et l’Afrique, voulue par le président Emmanuel Macron, vous pose problème ?

Ce n’est pas à la France de vouloir une nouvelle relation avec l’Afrique. C’est aux nations africaines et choisir leurs partenaires, selon leurs intérêts. Et puis cette façon de mettre un pays au niveau d’un continent, c’est très réducteur pour l’Afrique et même méprisant. La deuxième chose, l’intellectuel se doit d’être un homme de perspective. Ce que je veux dire c’est que si dans les faits, l’aliénation de l’Africain le pousse à penser que son maître en pensée en développement est la France, j’ai le devoir impérieux de ne pas m’aligner sur ce constat, mais de proposer une perspective qui ait du sens. Alors cette perspective c’est de dire aux nations africaines, libérez-vous de vos chaînes mentales. A force de lui marteler cela, elle le comprendra un jour.

L’engagement des intellectuels africains ne constitue-t-il plutôt pas une plus-value ?

Si, bien sûr ! Chaque génération doit trouver son modèle d’engagement. Mais j’attends l’engagement de l’intellectuel auprès des siens, pas auprès de la France. Doit-on comprendre que les intellectuels africains anglophones, hispanophones ou lusophones n’apporte- raient pas de plus-value parce qu’ils ne vont pas aider à trouver des valeurs pour leurs pays à Leeds, Barcelone ou Porto ! Une chose est que l’homme politique fasse des salamalecs, s’abîme en contorsionnisme diplomatique. C’est son job. L’intellectuel crée de la pensée sans fioritures. Chaque fois que l’intellectuel ou l’universitaire se perd en politique, c’est toujours la catastrophe. L’actualité camerounaise nous présente une illustration assommante.

Pensez-vous comme beaucoup d’autres hommes politiques et chercheurs que la « Françafrique », ne se résume qu’à des « liaisons inces- tueuses entre notre diplomatie et les dictateurs africains », soi-disant au nom de la préservation de l’influence française en Afrique ?

Aujourd’hui, la françafrique a trouvé un autre champ, celui de l’intellect. Une autre diversion, on parle beaucoup de société civile. Quand j’étais petit, j’ai chassé le rat palmiste, sans grand succès je l’avoue. Je ne me souviens pas en avoir attrapé un seul. Je m’en tirais mieux avec le fretin. Mais je connaissais la tactique de la chasse au rat palmiste. Il fallait sur une certaine surface, découvrir les débouchés de ses multiples galeries, les boucher et ne lui en laisser qu’une avant d’enfumer son terrier. On va découvrir que le dominant est comme le rat palmiste avec plusieurs galeries.

Quel regard portez-vous sur l’implication de la France dans la gestion des crises au Cameroun ?

Je ne sais pas quelle est l’implication de la France dans la gestion des crises au Cameroun. Je suis un homme de perspectives, comme je vous l’ai dit et je rêve dont du jour où l’on ne me posera plus ce genre de question. En fait ce que j’en pense, c’est la même chose que je pense de l’implication du Cameroun à la résolution de la crise calédonienne par la France. Comme intellectuel, j’ai fait des propositions sur la crise du Noso au gouvernement par le biais de son ambassade en France il y a quelques années et j’ai abondamment donné ma position dans la presse. J’ai coordonné la rédaction d’un livre collectif de soutien contre Boko haram qui a réuni quinze écrivains Camerounais et internationaux. Je suis viscéralement optimiste pour mon pays et les autres. En soixante ans les nations africaines ont beaucoup fait dans un contexte vicié. Les satrapes ont essayé avec l’épée de Damoclès qui ne les a pas tous ratés. Le jour où l’intellectuel comprendra sa mission, et qu’il viendra conseiller son pays pour jouer le rôle de lumière comme les Français l’ont fait chez eux quand il le fallait… Aussi longtemps que nous irons chez les autres pour trouver des solutions à nos problèmes, nous nous retrouverons à Canossa. Et Canossa n’agrandit pas ses visiteurs.

Entretien avec Jean François CHANNON

INTERVIEW PARUE CE JOUR 10/05/2021 DANS LE JOURNAL LE MESSAGER.

 


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