La « Nuit des longs dossiers » va logiquement se transformer en « Nuit des longs couteaux ».
En guise de préambule, ces mots de Zola : « Mais quelle tache de boue sur votre nom – j’allais dire sur votre règne – que cette abominable affaire […], l’histoire écrira que c’est sous votre présidence qu’un tel crime social a pu être commis ».
Comme vous tous, j’ai été tétanisé par la nouvelle du meurtre de Zogo Martinez. Avant d’écrire ces lignes, j’ai vomi à cause de quelque chose d’indicible et qui va au-delà du simple dégoût. J’ai aujourd’hui le sentiment qu’une ligne rouge vient d’être franchie. Au-delà du faux débat sur le statut de Martinez Zogo, c’est notre modèle social qui vient d’être assassiné. Audrey Azoulay nous rappelait encore récemment, « la sécurité des journalistes, leur liberté d’expression et la libre circulation de l’information sont en effet des piliers de la vie démocratique ainsi qu’une condition préalable à l’exercice de tous les droits de l’homme ». Personne n’est dupe : il est fort probable que l’on ait assassiné Martinez Zogo à cause de ses dénonciations.
Je n’étais pas d’accord avec ses méthodes. Je trouvais que ses dénonciations s’inscrivaient dans une sorte de « nuit des longs dossiers » entre les différents clans qui s’opposent dans un contexte de fin de règne dans notre pays. Il y a fort à craindre qu’avec l’assassinat de Zogo Martinez l’on soit entré dans une « Nuit des longs couteaux ». Dans cette guerre Proxi, c’est les Tchinda, les Motazé qui vont saigner : personne n’est à l’abri. Dans ce jeu à somme nulle, les conduites seront de plus en plus furieuses et sanglantes. La cherté de la vie va d’avantage compliquer les choses. Norbert Elias nous enseigne que la pauvreté extrême peut conduire à la manifestation de pulsions généralement proscrites dans les sociétés dites civilisées. De plus en plus, les mécanisme d’auto-contrôle pourraient se défaire, avec des conséquences désastreuses sur la maîtrise de la pulsion à utiliser la violence extrême pour régler les différends.
Au-delà du meurtre brutal de Zogo Martinez, c’est notre réaction collective qui m’attriste le plus. D’abord, l’indifférence qui a suivi l’annonce de son enlèvement : l’indifférence de ses collègues animateurs ou journalistes, l’indifférence de ses milliers d’auditeurs. Pendant qu’on le torturait, nous débattions de son statut : journaliste ? animateur ? En outre, il est possible que le simulacre de l’enlèvement de Jacques Blaise Mvie, il y a quelques années, ait conduit à une désensibilisation : c’est ce que les spécialistes du renseignement appellent Cry Wolf Syndrom.
Notre attitude au moment de l’enlèvement de Zogo Martinez renseigne de notre déshumanisation. D’abord celle de ses collègues journalistes ou animateurs (quelle différence au bout du compte ? Surtout quand une vie est en jeu) : la misère a fini par en faire des instruments de légitimation d’un autoritarisme éclairé. Dans l’espace public, le devoir de confraternité et de solidarité a foutu le camps. Conséquence, des journalistes sont quotidiennement molestés parce que la corporation est divisée. Vous n’avez qu’à observer le niveau de mobilisation en soutien à François Denwo Chanon ces dernières semaines ! Des décennies de logique du gombo ont fini par émasculer le journalisme et fait de la plupart des journalistes camerounais des opportunistes, des zombis, ces personnes sans conscience ni humanité, extrêmement violente envers les humains, victime de sortilèges qui s’emparent de son esprit afin de le rendre corvéable à merci.
Ensuite, ses milliers d’auditeurs et ses millions de compatriotes. Notre attitude collective face à l’enlèvement et au meurtre de Martinez Zogo témoigne de la banalité croissante du mal et de la « brutalisation » de notre société. Nous devons nous lever pour restaurer les mécanismes d’autocontrainte sans lesquels les meurtres faciles se banalisent. Nous devons faire pression sur les autorités afin que les vrais responsables de cet acte odieux répondent de leurs actes. Sinon, l’impunité renforcerait l’acceptation sociale de la violence.
Enfin, les intellectuels. Notre silence complice face à au drame qui se noue dans notre pays va fatalement se retourner contre nous. Le plus illustre d’entre nous a dénoncé en son temps « la collusion entre une élite politique restée globalement conservatrice et une élite intellectuelle et universitaire apparemment désillusionnée quant à sa capacité d’influencer le cours des choses, mais décidée à accéder aux sites de consommation des ressources publiques […] en mettant au service du politique qui lui garantit cet accès privilégié aux pôles des ressources et d’influence, sa capacité intellectuelle, dans le sens évidemment voulu par le politique ». Avec le meurtre de Zogo, nous avons une occasion unique de revenir à l’orthodoxie : depuis Zola au moins, l’intellectuel est à l’avant-garde de la lutte contre l’injustice et la promotion des Droits de l’Homme.
Sinon, notre ponce-pilatisme nous perdra. Le pasteur Martin Niemöller (1892–1984) nous a déjà prévenu des conséquences tragiques de la lâcheté des intellectuels : « Quand les nazis sont venus chercher les communistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas communiste. Quand ils ont enfermé les sociaux-démocrates, je n’ai rien dit, je n’étais pas social-démocrate. Quand ils sont venus chercher les syndicalistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas syndicaliste. Quand ils sont venus me chercher, il ne restait plus personne pour protester ». À méditer.
Que ceux qui ont des oreilles pour entendre…