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Tribune : L’enseignement du Coronavirus aux relations internationales stratégiques

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Le Dr Alain Roger Edou est Politologue, spécialiste de politique internationale et membre-expert du Réseau de Recherche sur les Opérations de Paix de l’Université de Montréal. Il est auteur du Petit Traité des relations internationales africaines contemporaines paru en mai 2019 à Paris chez l’Harmattan. Dans une tribune publiée chez nos confrères d’ABK Radio, l’enseignement à l’IRIC ressort la leçon à tirer de ce virus qui secoue le monde sur le plan des relations internationales.


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Covid-19 – DR

Lebledparle.com vous propose l’intégralité de la tribune.

Vers une troisième guerre mondiale? Ou Le corona virus par les mots de la polémologie

Penser le Corona Virus relève aujourd’hui de la banalité, tant l’expertise savante est brouillée par le discours commun. Pour l’internationaliste, révéler les affinités électives entre les mots du champ de la médecine et ceux du champ de la polémologie s’avère heuristique. L’internationaliste doit pourtant faire entendre sa voix, à rebours du discours ambiant ou des prises de position militantes et obsessionnelles autour de cet « évènement monstre ». Quelquefois pressé par des proches, je me suis laissé convaincre de la nécessité d’y jeter un regard froid et sans complaisance. Ainsi, contrairement à une certaine tradition scolastique, je pense que l’homme de science est un exégète de l’histoire du présent, à condition qu’il élague les substrats idéologiques de son analyse et qu’il « s’arme » de rigueur. Au demeurant, la rapidité avec laquelle ce virus s’est répandu va de pair avec la soudaineté de son émergence en Chine. Cela a fait naître des théories complotistes qui affirment qu’il s’agit d’un virus fabriqué en laboratoire pour des visées géoéconomiques hégémoniques. Alors que certains chercheurs ayant breveté l’invention du Corona virus sont pointés du doigt, le chef de l’exécutif étasunien désigne le mal par l’appellation « virus chinois ». Cette guerre sémantique cache mal la similarité de rhétorique guerrière entre les énoncés courants utilisés à la fois par la communauté scientifique, le monde social et politique, le monde médiatique ; et la polémologie classique. Cette affinité nominale n’est pas un fait anodin. Ne traduit-elle pas, au fond, le déroulement d’une troisième guerre mondiale sui generis où s’affrontent, non plus les armées rivales des Etats, mais des laboratoires scientifiques ? Quelles premières leçons peut-on en tirer pour les relations internationales?

Les mots de la polémologie dans le discours médical

Les inventions scientifiquesont de tout temps été considérées comme un instrument en polémologie. En effet, c’est bien l’esprit scientifique qui a permis l’évolution de l’industrie de l’armement, la logistique de guerre, l’invention des armes de destruction massive, et la sophistication des techniques de défense. Mais, avec le corona virus, il apparait comme une inversion de curseur. C’est plutôt la tradition de la guerre, dans ses représentations verbales et nominales, qui influence la communauté scientifique appelée en rescousse pour trouver une réponse à cette dynamique virale dont le potentiel de sinistralité a été très vite établi.

Tant et si bien, le langage des médecins et des chercheurs semble, plus que par le passé,  irrigué par l’intrusion du vocabulaire de la guerre. Plusieurs expressions en traduisent la réalité.

Il y a premièrement le mot « confinement ».

Dans la polémologie, la notion de containment mobilisée pendant la guerre froide s’en rapproche superbement. Celle-ci fait appel à l’idée d’encerclement ou de blocage, faisant référence à une stratégie de combat pour etoufer l’ennemi. Or la population confinée ne saurait être cet ennemi. Le confinement ici permet d’assurer le « maillage » du   territoire du virus.

Il en va de même de la notion de « barrière ».

Le vocabulaire médical ces dernières semaines a enrichi le quotidien des locuteurs de l’expression « geste-barrière » qui renvoie aux attitudes à prescrire et à celles à proscrire pour contenir la progression du virus. Or, précisément, la barrière dans le langage militaire est un obstacle dressé sur le chemin de « l’ennemi ». Il s’agit d’un point de contrôle et de filtrage qui est, à l’instar de la sphère médicale, un horizon de protection contre l’ennemi.

Il existe plusieurs autres expressions qui dénotent du brouillage ou de l’enrichissement mutuel des champs.

C’est aussi le cas du concept de « sécurité » employé dans le mot composé « distance de sécurité ».

Dans la tradition néo réaliste des relations internationales, il est admis que les Etats sont en quête parmanente, non plus de puissance, mais plutôt de sécurité. Cette idée vise à dire que le besoin de paix qui irrigue le comportement international de l’Etat se manifeste pareillement chez les individus. Le champ de la polémologie associe quasi-naturellement les notions de défense et de sécurité pour désigner un dispositif de quadrillage de l’espace territorial pour faire advenir l’ordre. Faire observer une « distance de sécurité » renvoie dès lors et fatalement, à la posture « d’auto-défense », dont l’essence est l’évitement de l’insécurité liée à l’exposition au virus. L’expression est courante dans l’univers de la protection des personnalités, des champs de tirs ou des essais atomiques, etc.

Au surplus, l’on observe avec quelque étonnement, l’emploi anaphorique du terme « équipement ».

Le vocabulaire militaire est coutumier de la notion. La logistisque de guerre comprend effectivement des « équipements militaires » qui laissent la place, dans cette forme de troisième guerre mondiale, aux équipements médicaux.

Incidemment, la figure de l’Etat y est questionnée en termes d’ordonnateur de la configuration des systèmes de santé et de programmateur des réponses adéquates face à la menace sanitaire.

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Qu’il suffise de s’intéresser à un dernier concept fort de sens : les « opérations ».

Le corona virus exige dans certains cas des actes chirurgicaux que sont les opérations, lorsque les sujets ont des complications dûes par exemple à l’existence des pathologies antérieures. Ce vocable est couramment utilisé depuis quelques semaines dans le cadre des rapatriements des ressortissants des Etats. Les « opérations de rapatriement » donnent une fausse illusion du confinement du corona virus dans les zones de départ. Le langage de la polémologie fait usage commun de la notion d’opération armée et celle de théâtre d’opérations, qui mettent en avant le mouvement. C’est exactement cette phénoménologie qui se dévoile dans la logique de transfert des citoyens dans leurs terroirs originels. De la sorte, l’affinité élective se manifeste par le fait que les opérations d’évacuation traduisent surtout une interopérabilité entre les nationaux et leurs dirigeants, au même moment où les interactants d’un théâtre d’opération ou d’une opération armée s’affrontent ou coopèrent.

Les mots de la polémologie dans le discours politique

La guerre, disait Clausewitz, est la continuation de la politique par d’autres moyens. Ce qui se déroule sous nos yeux est à maints égards symptomatique de la prise en main par les politiques de la riposte contre la menace globale qu’est désormais ce virus. Tout est politique, clamme-t-on de manière répétitive dans les sciences du politique. A la vérité, la rhétorique sur le corona virus est portée par les acteurs politiques qui sembent supplanter, dans la majorité des cas, les acteurs scientifiques. Le concept de légitimité de Max Weber permet d’expliquer ce phénomène dans sa variante légale rationelle. Les décideurs, gouvernants et hommes politiques en responsabilité sont détenteurs des mandats démocratiques qui leur confèrent la légitimité de parler au nom de la communauté. Aussi, est-il question de marquer le coup, car la sanction de l’opinion souvent est sans appel. Dans les Etats confrontés à l’imminence du bouillonnement du temps politique, le vocabulaire guerrier est plus prégnant. C’est le cas de la France où le président a proprement parlé de « guerre sanitaire » à moult occurrences. La stratégie du président américain, à la veille du scrutin de novembe, consiste à rattraper le retard constaté dans le déclenchement de la riposte du pays, en mettant en avant le caractère erroné et incomplet des informations que la Chine fournissait aux Etats dès décembre 2019 ; ce qui a amené ceux-ci à minorer la « menace ».

L’évocation du concept de « menace » propre à la grammaire polémologique s’applique bien au corona virus que les hommes politiques désignent comme tel. La menace peut être visible, invisible, symétrique ou asymétrique. Dans le cas d’espèce, le corona virus est désigné par les acteurs politiques et décisionnels comme une menace invisible de type asymétrique. Et, puisque cette catégorie de menace ne nécessite pas la mobilisation des armées conventionnelles, un nouveau type d’armée voit le jour.

En clair, ici, se jouent des stratégies directes où, les Etats, plutôt que de lutter collectivement contre le corona virus, soutiennent individuellement leurs unités de combats d’un nouveau genre, en installant le monde dans une course à la découverte du vaccin et du sérum. On est évidemment loin de la figure du diplomate et du soldat de Raymond Aron comme déterminant de la dualité actorielle des relations internationales.

Les notions de « crise » sont aussi régulièrment mobilisées dans les discours. En France, en Italie, en Espagne, et partout dans le monde, la crise sanitaire semble désacraliser toutes les autres thématiques de l’agenda mondial. Tout est reporté, annulé, disqualifié au profit de la convergence des énergies vers le corona virus. Le temps mondial semble suspendu aux effets dévastateurs de la crise sanitaire sur l’économie-monde. Un bouleversement de l’ordre du monde est probablement attendu. D’où l’intérêt pour l’Etat de monter en force dans la recherche des réponses idoines.

L’homo politicus, dans ce contexte, donne des « ordres ». L’Etat providence  devient interventionniste, en ce sens qu’il se saisit de tout, régule tout et organise tout. Des stocks des casques de protection ou de médicaments au soutien au marché, en passant par l’organisation des dispositifs de ravitaillement des ménages, la dérégulation s’estompe. Il y a même dans certains cas, une hypertrophie des pouvoirs présidentiels ou exécutifs. Les cas les plus emblématiques sont américains et français. Dans le premier cas, Donald Trump décrète l’ensemble du territoire de la fédération « urgence nationale », ce qui lui confère des pouvoirs exeptionnels. Dans le second cas notamment, une loi sur l’état d’urgence sanitaire permettra probablement au président de la République de devenir un jupiter constitutionnel, au premier ministre et au ministre de la santé de jouir des prérogatives exorbitantes. Que dire de l’exemple chinois, sinon qu’il illustre le point culminant de la notion de « l’ordre » ? La mise en confinement à Wuhan de près de 12 millions d’habitants a été un fait inédit dans l’histoire de la régulation des mobilités urbaines. Ailleurs, la restriction des « déplacements » aux seuls cas justifiés par les nécessités impérieuses a posé la question de la violation des libertés individuelles. En temps de guerre, cela nest-il pas justifiable ? A preuve, la Corée du Sud et le Japon ont suivi ce chemin.

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Face aux demandes sociales pressantes, il est partout question pour le politique de proposer une « stratégie » de lutte contre le corona virus. Ici, l’exception nationale prime là où la mise en synergie aurait pu prévaloir.

Il suffit d’évoquer le cas de l’Italie et ses appels restés aphones au niveau de l’union européenne. L’arrivée, sous acclamation, le 21 mars 2020, de 36 médecins, 15 infirmiers et un administrateur cubains dans ce pays, est emblématique de cette paradoxologie. Dans le même sens, le secours de la Chine s’est accompagné d’un acte symbolique de remplacement de l’étendard de l’union européenne par celui de ce pays.

Même s’il ne s’est pas agi d’une cérémonie officielle, l’écho de cet acte a raisonné au-delà de l’Italie. L’Afrique centrale Cemac l’a compris aux aurores de la pénétration de cette pandémie dans son territoire. Les ministres en charge de la santé ont réfléchi ensemble sur les réponses communautaires possibles malgré l’existence des programmes nationaux. Il faudrait sans doute plus de recul avec l’immédiateté pour mieux en évaluer l’efficacité, ce d’autant plus que l’union africaine n’a réuni les ministres africains de la santé autour d’une stratégie continentale de réponse que le 22 février 2020.

L’idée même de réponse globale est portée par l’OMS qui dresse la cartographie et la sociographie actualisées du corona virus. La diffusion des informations sur le virus étant aujourd’hui polluée par les demi-savants, la banalisation de l’expertise brouille tout horizon clair de déchiffrage. Face aux décomptes macabres, le regain d’humanité qui traverse les vivants ou survivants favorise la diffusion tous azimuts des recette-miracles. Cette pollution en vient à édulcorer la valeur des produits de la pharmacopée traditionnelle. Des témoignages de proches des victimes inondent les réseaux sociaux autour de la dangerosité du virus et interpellent les pouvoirs publics sur la nécessité de prendre des mesures plus efficaces pour stopper la saignée humaine. Une appétence à la mort se tisse dans l’éthos social au point où, les interactions quotidiennes se nouent et se dénouent au rythme du décompte macabre. C’est la course à l’exclusivité de l’annonce des nouveaux infectés, morts, ou guerris. Cette culture du charognard est un défi pour les politiques qui doivent pourtant maitriser la communication de masse et contrôler les effets anxiogènes des psychoses et scenarii de l’apocalypse ainsi créés.

En outre, les querelles scientifiques entre praticiens et chercheurs de la médecine, abreuvent les publics d’informations contradictoires et parfois aux antipodes. On voit se dessiner une guerre des chiffres, une guerre de légitimité sur les protocoles de médication, avec en « première ligne » les professionnels de la santé. Des « combats » épiques sont livrés entre experts, bien que quelques expériences collaboratives soient aussi enregistrées. S’en suit une « bataille de l’opinion » qui censure à la fois l’action ou l’inaction des politiques et le sens moral des professionnels du serment d’hypocrate. Cette « guerre » symbolique utilise les médias classiques et les nouveaux médias pour relayer des spots gouvernementaux et des films de propagande autour de l’efficacité de l’action publique et de la prévention.

En conclusion : ce que le Corona virus enseigne aux relations internationales stratégiques

L’hypothèse d’une troisième guerre mondiale ne relève donc pas d’un fantasme de l’analyste. Même si la nature des armes en « combat » est différente des modalités des deux premières déflagrations mondiales, que les belligérants sont des civils pour la majorité d’entre eux, et que la cible militaire ne fonde pas l’animosité des acteurs, il demeure que la « guerre virale » qui a cours  n’a pas encore dévoilé la totalité de ses énigmes. Quelle soit spontanée ou construite, cette guerre comporte une dimension économique et financière de nature à reconfigurer la carte de la démographie mondiale et à redistribuer les équilibres de puissance en Europe et en Asie. La nature mondialisée de la première et de la deuxième guerre mondiale était en réalité le fait des stratégies indirectes. Or aujourd’hui, la globalisationdes mobilités internationales, la révolution des moyens de transport, et la mobilité du capital ont entraîné une deterritorialisation de la dynamique virale. L’Afrique est confrontée, autant que les autres aires géographiques réceptacles des premiers contaminés, aux mêmes défis avec en prime, une pression plus forte sur son « disposiif » de réponse à cette « attaque » frontale.

Les frontières sont clairement perçues comme des « fronts » ; ce qui constitue un paradoxe géopolitique au regard du truisme selon lequel l’énnemi de mon ami est mon ennemi. Si donc, le covid-19 est cet ennemi commun, la différence des intérêts nationaux et les pesanteurs géoéconomiques semblent être les données structurantes des logiques solitaires dans un contexte paradoxal de guerre globale. L’après-guerre sera sans doute, dans certains espaces plus que d’autres, un défi pour fixer les nouveaux marqueurs de l’éthique et de la solidarité internationales…


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