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Esoh Elame : « Il faut complètement repenser la mobilité au Cameroun »

Esoh Elame

Enseignant permanent à l’université de Padoue/Italie et spécialiste de la planification stratégique, du développement durable et du management environnemental, il propose des solutions plus appropriées pour une planification des transports publics au Cameroun qui soit en phase avec l’émergence à l’horizon 2035.

Esoh Elame
Pr. Esoh Elamé – DR

Le Cameroun a expérimenté plusieurs politiques sans succès pour les arrimer transports publics à l’urbanisation. A votre avis qu’est- ce qui fait problème ?

Ce qui fait problème au Cameroun en matière de transport, peut se résumer de la manière suivante :

-Les politiques de transports jusqu’ici utilisées sont en totale inadéquation avec les normes d’urbanisme. Ce sont des politiques de transports où se confondent urbanisme et urbanisation.

Une bonne politique de transports s’inspire et se soumet aux priorités de l’urbanisme dans un territoire. Tel n’est pas le cas au Cameroun où les villes ne parviennent pas à s’approprier des pratiques standards de l’urbanisme.

-Le développement durable est totalement absent des politiques de transports au Cameroun qui à leur tour sont en rupture avec les politiques urbaines. Ce qui ne permet pas d’assigner aux politiques de transports un objectif prépondérant à savoir : limiter la place de l’automobile dans les déplacements urbains, suburbains, interurbains et ruraux.

-Les politiques de transports utilisées au Cameroun encouragent l’urbanisation anarchique, l’étalement urbain et, par ricochet, la multiplication des territoires périurbains conçus comme des quartiers dortoirs aux formes urbaines inappropriées. Elles encouragent des comportements de mobilité qui s’inscrivent dans l’économie informelle, le désordre urbain. Les politiques de transports au Cameroun ne militent pas pour la mise en place de villes compactes qui sont des villes à courtes distances qui favorisent une densité résidentielle relativement élevée avec des quartiers de plus en plus multifonctionnels. Les villes compactes sont plutôt pour un modèle de développement dense et de proximité, qui occupe l’espace de manière plus dense et réunit, au même endroit, tous les besoins des citadins (habitat, travail, services). Ce sont des villes avec d’importantes zones bâties reliées par des systèmes de transport en commun, et l’accès aux services et emplois locaux. L’émergence du Cameroun ne passera pas par des villes étalées avec ses PK, dévoratrices d’énergies et contre la préservation de l’environnement. Il faut stopper l’intensification de l’utilisation de l’espace dans les villes camerounaises. Ce processus devenu norme conduit à l’empiètement de la ville sur les espaces agricoles et naturels. Il augmente les besoins en mobilité des habitants et la consommation d’énergie.

-C’est l’urbanisation anarchique et rapide qui conditionne et structure l’offre en transport dans les villes camerounaises. Dans ces conditions, le transport urbain actuel est plutôt au service de l’urbanisation anarchique.

-Les politiques publiques de transports n’ont pas été capables de promouvoir une planification urbaine du transport dans les collectivités territoriales et décentralisées (CTD)

-Les politiques de transports utilisées jusqu’ici ne permettent pas de distinguer clairement le transport des biens à celui des personnes. Dans les villes camerounaises, les moyens de transport utilisés pour les personnes servent aussi pour le transport des biens. Il n’existe pas encore véritablement au Cameroun des transports publics en tant qu’un service de base pour tous, au service du public, que toutes les communes doivent tendre à promouvoir.

Vous semblez dire qu’il faille repenser les politiques de transports au Cameroun ?

Exactement, il faut un changement radical de paradigme des politiques de transports au Cameroun. Le système actuel de gestion et de planification des transports au Cameroun est dépassé. Il était approprié pour des politiques d’après les indépendances. Aujourd’hui, ces politiques sont complètement à repenser si nous souhaitons atteindre l’ODD 11 et avoir des villes où l’on enregistre le moins de congestion routière, d’émissions de gaz à effets de serre, de pollution acoustique, de pollution atmosphérique, d’accidents de circulation, etc.

Les politiques publiques camerounaises actuelles de transport sont totalement en rupture avec le développement durable et ses principes notamment le principe pollueur-payeur, le principe de subsidiarité, le principe de responsabilité, le principe d’équité, le principe de solidarité.

Tenez au Cameroun l’on ne note pas encore l’intégration du concept de mobilité durable dans le vocabulaire politique, technique et citoyen. L’absence de cette adéquation au concept de mobilité durable qui est pourtant supposé marquer un tournant décisif dans les politiques de transports en les arrimant au développement durable constitue un lourd handicap aussi bien au niveau national que dans les collectivités territoriales décentralisées. Comment comprendre qu’on puisse encore 30 ans après le sommet de la Terre de Rio de Janeiro avoir des politiques publiques de transports complètement en déphasage avec le développement durable ?

L’Etat améliore les infrastructures …

Il n’est plus question pour l’Etat camerounais de se concentrer uniquement à l’amélioration des équipements de transport afin d’assurer un niveau acceptable de coûts sociaux et économiques associés aux déplacements physiques et géographiques des biens et des individus. Il est désormais question de remettre en cause les modes de transports qui ont une forte incidence sur l’environnement. Dans le cas du Cameroun, l’offre de l’Etat en matière de transport urbain n’intègre pas le développement durable et ne participe donc pas à la promotion des modes de transports alternatifs. Nous avons besoin des politiques de transports qui encouragent l’implication de tous les acteurs concernés dans la transformation des modèles et des systèmes de transport.

Il est donc difficile de comprendre qu’on souhaite atteindre l’émergence à l’horizon 2035 sans disposer d’une politique publique de mobilité durable. Cette dernière est le principal levier en vue d’une transformation structurelle de la société camerounaise sur le plan de la mobilité des biens et des personnes.

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En outre, plutôt que de parler des politiques de transports, il faut beaucoup plus parler des politiques de mobilité durable. En effet, les principes du développement durable à prendre en compte en matière de transport des biens et des personnes et les défis à relever qui impliquent les générations présentes et futures camerounaises sont bien plus importants et complexes que de simples ajustements dans la construction des infrastructures routières.

Comment implémenter cette mobilité durable ?

Sur le plan opérationnel et des politiques publiques le concept de mobilité durable doit être davantage intégré aux mœurs et aux pratiques de planification des transports au Cameroun. C’est l’occasion ici de rappeler qu’un système de mobilité durable n’est pas une somme des modes de transport, mais une interaction entre l’urbanisme durable et le déplacement des biens et des personnes. A cet effet, le gouvernement camerounais gagnerait à parler plus de mobilité durable que de simple transport. Toutefois il ne faut jamais et jamais perdre de vue  qu’une bonne planification de la mobilité n’est pas possible sans une fine planification urbaine bien articulée.

Concrètement cela renvoie à quoi sur le plan des politiques publiques de transports ?

Cela renvoie à des actions concrètes à mettre en place qui sont :

-Accélérer la décentralisation en matière de politiques de mobilité ;

-Disposer d’une politique nationale de mobilité urbaine qui oriente et exige à toutes les villes camerounaises d’avoir une stratégie de mobilité durable. Cette politique nationale de mobilité privilégie le transport public en tant qu’un service de base pour tous, que chaque commune a une obligation de promouvoir dans ses politiques urbaines. C’est une politique de transports publics qui devra contraindre chaque commune à mettre en place les transports en commun et les transports publics d’appoint dans son territoire.

-Encourager la mobilité douce dans les villes à travers la création des aménagements cyclables (pistes cyclables, bandes cyclables,) l’aménagement des trottoirs et des aires piétonnes, les voies vertes, le bus pédestre, les zones 20, les zones 30 pour ne citer que ceux-là ;

– Promouvoir des modes de transport motorisés qui s’inscrivent dans le respect de l’environnement, des normes d’urbanisme, dans la lutte contre le désordre urbain. A cet effet, les actions fortes de planification qui intègrent à la fois des bonnes pratiques de transport public, de covoiturage, de l’autopartage et du co-motorage sont à encourager

-Encourager là où c’est possible l’intercommunalité pour la mise en place des tramways, des Bus à haut niveau de service (BHNS), l’autobus urbain et suburbain de qualité, le trolleybus, la navette fluviale, le ferry, le bac, etc.

Faut-il repenser la mobilité au Cameroun ?

Au regard de la situation actuelle, il faut complètement repenser la mobilité au Cameroun. La ville camerounaise ne peut se fabriquer comme une ville de la voiture personnelle mais plutôt comme une ville de transport public. Cela signifie avant tout de rééquilibrer le partage de l’espace public, de promouvoir les transports publics et les transports en commun dans les villes camerounaises. L’analyse des villes camerounaises montre plutôt un échec en matière de transport en commun, de transport des biens et des personnes.

Voilà quelques recettes dont une bonne partie peut se mettre en place au Cameroun. L’heure est à l’action et moins aux discours. En matière de mobilité durable, les actions réalisées par un Etat et ses collectivités territoriales décentralisées ne se cachent pas. Elles s’observent en Kilomètres d’aménagements cyclables, d’aires piétonnes, de trottoirs libres et bien aménagés, de voies vertes, de zones 20, zones 30, aires de rencontres, d’existence de transport public, de gares routières dignes de ce nom, etc. Ce qui est plus préoccupant dans le contexte camerounais, c’est que même la SND30 n’a pas intégré parmi ses actions prioritaires la mobilité durable en lien avec la planification urbaine pour promouvoir dans toutes les communes le transport en commun.

Concrètement cela voudrait dire quoi quand vous parlez de la mobilité piétonne ?

La mobilité piétonne ou mobilité pédestre consiste à faire des aménagements piétonniers dans une ville afin de faciliter le déplacement à pied des piétons. C’est une forme de transports décarbonés, qui est négligée par les politiques publiques camerounaises et classée comme un mode de transport pour pauvre pourtant c’est un mode citoyen, noble et responsable de mobilité. Souvent considéré comme complément des déplacements en autobus, taxi, covoiturage, co-motorage, la mobilité piétonne est dans le contexte camerounais, avant tout une pratique culturelle, ancestrale. En effet, elle a toujours été le principal mode de déplacement des biens et des personnes dans nos sociétés. C’est une illusion de croire qu’on peut avoir des villes au Cameroun où le système de déplacement principal se fait par la voiture personnelle au détriment de la mobilité piétonne. Nous devons plutôt penser à construire des villes où le mode de transport le plus utilisé est la mobilité douce et en particulier les mobilités piétonnes et cyclables. En effet, dans nos villes, les mobilités piétonnes sont de très loin majoritaires. Elles auraient pu représenter une opportunité pour limiter l’accès à la voiture. Mais on constate qu’elles ne sont pas du tout prises en compte en tant que principale composante de la planification de la mobilité.

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Qu’en est-il de l’offre routière ?

On constate bien que dans le domaine des transports urbains et suburbains, on ne tient compte que de l’amélioration de l’offre routière. On ignore totalement les besoins de déplacement par la marche et par le vélo qui exigent une autre manière de dimensionner la route et de l’utiliser. Les politiques urbaines, en matière de transport, se traduisent essentiellement par la réhabilitation du réseau routier urbain et leur extension pour une fluidification des flux.

Jusqu’ici, on constate que les principales orientations du gouvernement en matière de déplacements urbains donnent la primauté aux véhicules personnelles et pas au transport en commun et autres formes de mobilités douces.

Ces recettes que vous donnez suffisent-elles ?

Les solutions que nous proposons s’inscrivent dans la lutte contre les changements climatiques, le respect de l’environnement, et sont efficaces pour améliorer la mobilité dans les villes camerounaises. Mais elles ne suffisent pas si le pays ne dispose pas d’un capital humain à la hauteur pour assurer la planification des politiques de transports dans les villes, leurs réalisations et mise en œuvre. A cet effet, il est bien de souligner que le département de génie civil, génie de l’environnement et architecture de l’Université de Padoue/Italie et l’Ecole nationale supérieure des travaux publics (ENSTP) forment déjà des ingénieurs en génie civil, option transport. Dans le cadre de cette même coopération initiée en 2010, les deux partenaires forment des ingénieurs architectes qui maitrisent très bien les questions de mobilité durable. Le département de génie civil, génie de l’environnement et architecture de l’Université de Padoue est également en coopération depuis 2010 avec l’Institut des relations internationales du Cameroun (IRIC) dans le cadre de la formation des experts en relations internationales spécialisés sur les questions de management environnemental. Ces experts camerounais ainsi formés ont la maitrise des questions de mobilité durable et savent comment les négocier dans le cadre de la coopération internationale.

Dès cette année académique, un important consortium de quatre institutions à savoir : l’Université de

Padoue- Italie, l’Université libre de Bruxelles, l’Université la Sapienza de Rome et l’ENSTP lance un master en planification du transport financé par la Banque mondiale. Ces formations sont certes de très bonnes qualités, mais elles restent insuffisantes par rapport aux besoins en capital humain pour planifier, dimensionner et construire les infrastructures de mobilité durable.

Qu’est-ce qui doit être fait dans l’urgence ?

Ce qu’il faut urgemment faire c’est :

– de densifier et créer des conditions afin que le capital humain disponible localement et dans la diaspora soit utilisable dans les CTD pour commencer à aborder avec beaucoup plus de pragmatisme la question de la mobilité dans les communes

– de bien évaluer le déficit du Cameroun en matière de mobilité durable,

– de bien évaluer le déficit du Cameroun en matière de capital humain dans le domaine de la mobilité durable,

– la mise en place d’une politique agressive pour rattraper le temps perdu dans le domaine de la mobilité durable. Ceci est important pour donner aux communes camerounaises une image plus rassurante en matière de mobilité des biens et des personnes.

Nous devons tous prendre conscience que l’absence des solutions de mobilité durable dans les communes camerounaises constitue un gros obstacle pour l’émergence du pays à l’horizon 2035.

Est-ce possible d’avoir au Cameroun des transports intelligents et durables ?

Oui il est possible d’avoir des transports intelligents et durables au Cameroun. Indépendamment de notre niveau de développement, il faut que nous apprenions à intégrer les modes de mobilité qui respectent l’environnement dans nos habitudes contemporaines de se déplacer.

L’adaptation aux changements climatiques exige des modes de comportement et de consommation responsables qui sont en faveur des transports intelligents et durables. Donc encourager les modes de transports intelligents au Cameroun est bien possible. Ce n’est pas une exigence exceptionnelle, mais plutôt un acte citoyen responsable que tout gouvernement doit mettre en place pour le bien de ses générations présentes et futures. Il est temps après les résolutions de la COP26, que l’État camerounais injecte dans ses lois sur le transport, des articles favorables au climat et à la mobilité durable. Tous les secteurs émetteurs de gaz à effet de serre sont concernés et en particulier le transport.

Les villes camerounaises doivent déployer des efforts importants pour réduire leur vulnérabilité face au changement climatique, notamment sur le plan de la mobilité. L’état doit changer ses pratiques de gouvernance en ayant un regard à la fois national et décentralisé en ce qui concerne sa politique de mobilité. Il faut imposer aux communes camerounaises de disposer des plans climat, et d’adopter des plans de mobilité intelligents. Il faut que l’Etat central encourage l’implémentation de projets structurants pour des transports urbains durables à travers une approche centrée sur la concertation et la mobilisation des collectivités territoriales décentralisées.

Mobilité durable : un challenge pour les villes camerounaises

Par Pr. ESOH ELAME


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